XII
L’aïeule
Elle piétinait toujours dans la chambre, à l’aguet d’une trace, d’une brisée, qui la pût mettre dans la voie. Tout son père était là, au poli des glaces familières, en ces vêtements jetés aux dossiers des chaises, parmi ces débandades de menus ustensiles de toilette, flacons débouchés, polissoirs, brosses fines, qui çà et là traînaient, dans ce fouillis des vide-poches, ces éperons d’or, ces billets parfumés, les cartes, les gants, les souvenirs. Et à cet éparpillement de lui elle raccrochait à mesure ses espoirs de jeune et robuste santé. Pas une place du fumoir qui ne le lui montrât vivant de sa vie journalière, et les panoplies des murs, cet éblouissant ostensoir d’épées, et les boîtes à cigares ouvertes, ces Revues militaires sous bandes, ces atlas, l’Annuaire, des théories. C’était comme un livre où elle aurait lu ses années, depuis ce petit canon de cuivre encore attelé de ses chevaux de carton, joujou de jadis, et ce portrait d’enfant blond au pastel, jusqu’à ces trophées d’Afrique écartelés en soleil autour d’une toile de Bastien-Lepage, un chef-d’œuvre, où le général était debout, le poing à la hanche, botté, le képi sur l’oreille à la crâne : en pendant, la duchesse, peinte par Henner, lui souriait de son calme sourire de statue.
Et, fermant les yeux, Chantal retournait en arrière, marchait à reculons sa jeunesse : elle se revoyait sur ses genoux, galopant, tandis qu’il lui chantait une fanfare.
– Taratati, taratata, ta, ta ! Sa mère était là, toujours sereine. Puis des vides : les guerres, où sa mère pleurait son père parti loin dans les batailles. Encore des vides, des vides : puisqu’il n’y avait plus de batailles, où était-il donc, lui ?
Sa raison mûrie allumait ces souvenirs, soufflait les brumes, comblait les trous, déchirait les silences, et elle comprenait que, sous ce père si bon, qui la faisait galoper, en sifflant : Taratati, taratata ! il y avait un époux sans conscience, et que cette femme, qui souriait, pleurait en dedans : voilà tout.
Alors, s’approchant du portrait de sa mère, Chantal mit un baiser sur le cadre, et lui demanda pardon de ses gaietés, pardon de n’avoir pas vu ses larmes.
Elle était revenue à la table, où ces piles de papiers l’attiraient, arlequinés par les vitraux de la fenêtre, bandes soyeuses et bleuâtres, striées de griffes, barrées de traits noirs, et maculées de doigts sales, cahiers de factures épinglées, commandements sur timbre d’un ton bis, qui, au souffle accourci de son haleine, s’envolaient avec des crépitements de feuilles mortes. Son voile troussé, elle les brassait dans ses mains. Peut-être qu’il était là-dedans, le secret de la fuite de son père. Et les arcanes de ces nombres, ce papillotage de paperasses, dont le sens lui était fermé, ces timbres, qui la fixaient de leurs prunelles rondes immobiles, tout ce mystère chauffait son épouvante. Pour sûr la catastrophe était là, inconnue, mais certaine. Que pouvait-on en effet contre ces colonnes de chiffres, ces billets tachés de rouge, ce menaçant appareil d’écritures ? – C’étaient ces papiers qui l’avaient fait partir !
Le corps penché sous l’appesantissement d’une terreur qui s’alourdissait petit à petit, écœurée de ces odeurs de chanci qui montaient, elle se remémorait des choses, deux visites du grand-père à l’hôtel : on l’avait renvoyée sous un prétexte, et il était resté seul avec sa mère ; puis des on-dit glanés ci et là, parfois, en ces derniers jours, des tapages de voix à l’antichambre, à l’office, une espèce de sans-gêne chez les gens, de moins recherchées politesses, une phrase d’Honorine, la veille, comme elle sortait de la soupente, les migraines de sa mère plus fréquentes et plus secrètes aussi. M. Baccaris (voici qu’elle s’en souvenait tout à coup), depuis trois mois ne recevait rien des fouilles : toujours on attendait un arrivage. Et il n’arrivait jamais, cet arrivage. Tantôt c’étaient les vents contraires, tantôt des avaries, un naufrage. Enfin il y avait six grandes semaines que son Mercure criophore, la perle de la collection, était soi-disant chez le photographe.
Brutalement, à coups d’ongles, elle feuilletait les factures, crevait les liasses, égratignait les protêts. C’était la ruine : tout ceci le criait assez. La ruine : quelque chose de plus peut-être, puisqu’il était parti. Elle s’arrêta : un petit portrait d’elle gisait, culbuté, sous une pile. Oui, cette gamine ébouriffée, aux cheveux déjà couleur de loutre, en robe blanche, les bras au cou d’un griffon, c’était elle, Chantal, à six ans. Et cet enfouissement d’elle-même parmi ces décombres de fortune lui broya le cœur en sanglots.
Elle revint dans la chambre : car cela la déchirait de quitter ces lieux familiers, qu’il lui semblait que des fils liaient à sa peau même. Enfin, d’un gros effort, ayant glissé dans sa poche une bague de son père, elle redescendit à l’entresol.
Il fallait prévenir Miss et mentir. Par chance, celle-ci, une vieille à besicles, sans malice, habituée de longtemps à l’obéissance passive, mit son chapeau sans répondre. Mais il n’en finissait pas, ce chapeau : pour âgée qu’on soit, Miss on est, Miss on reste, et Miss à prétentions par surcroît.
Chantal trépignait d’impatience.
– Ma bonne Miss, je vous en supplie !
Et l’Anglaise flegmatique de répondre du haut de son cant révolté :
– Aôh ! miss Chantal, seulement teux minoutes !... Vôs même, yesterday, n’avez-vôs pas prétendiou que jé été coffée comme une caniche... Oh ! jé mé rappelle perféttément bien ! Vôs avez dit une caniche !... Shall I take my umbrella ?
– Prenez un parapluie, deux parapl...
– Aôh ! miss Chantal, jé croyé vôs un petit peu cross, ce matin !
– Mais pas du tout !... Cross ? Moi ?... Où avez-vous pris... ? Tenez ! attendez-moi en bas dans la galerie, je monte un instant chez maman Tine !
Et Chantal dévala grand train l’escalier, traversa la cour et ne s’arrêta qu’en haut, à la soupente, une main sur son cœur qui battait.
Peut-être qu’elle savait, maman Tine... Elle entra et d’un bel élan vint tomber aux genoux de sa grand-mère, toujours occupée à faire des chiffres sur l’ardoise. Assise près d’elle, la marquise mâchait des prières, tandis que, debout, au fond de la chambre, Honorine reprisait un torchon, la figure gelée, impassible.
– Papa... ? cria Chantal. Maman Tine, vous savez où il est, n’est-ce pas ? Oh ! dites, dites ! Vous le savez ?
– Non !... Sais rien ! répliqua la vielle femme, qui branlait la tête, le regard dur, tout en dégageant sa jupe où Chantal s’agrippait.
– Oh ! je vous en supplie, maman Tine !... Je vous en supplie ! Où ça ? Où ?... Nous vous bénirons ! acheva-t-elle dans l’essoufflement d’un sanglot.
– Voyons ! relève-toi donc ! intervint la marquise. C’est ridicule de se mettre dans des états pareils. Puisque nous ne savons pas... pas plus que toi... Est-ce qu’il est parti ?... Oh ! le malheureux !
Honorine s’était avancée, et, empoignant par un bras la jeune fille, elle l’avait redressée de vive force. Mais elle lui échappa, du feu aux yeux, criant, dans un sursaut de colère :
– Laissez-moi, vous !... Je ne veux pas que vous me touchiez. Oh ! Je vous hais !
Puis, reculée dans l’angle de la fenêtre, la maréchale entre elles deux, Chantal retomba agenouillée. Elle pleurait :
– Maman Tine ! Si vous ne savez pas, au moins vous pouvez... pouvez... le sauver ! Vous le sauverez ? Oh ! oui ! il faut le sauver !... C’est votre fils... Oh ! oh !... le fils de bon papa... le maréchal ! Son nom ne doit pas... ne doit pas... Par pitié ! Nous vous aimerons tant !... Il en mourra, s’il...
La maréchale eut un geste insoucieux des épaules.
– Oh ! vous ne voudriez pas ! Vous ne... voudriez pas !... Maman Tine ! C’est votre... enfant !... Oh !... Oh !... C’est... C’est... papa !
Désespérément, de toutes ses forces, elle se collait contre ces genoux glacés de vieille femme, comme si elle eût espéré fondre en elle sa chaleur. Et c’était lamentable, ce corps à corps de famille, l’assaut jamais lassé de l’enfant, le retirement toujours plus haineux de l’aïeule.
– C’est une honte !... geignait la marquise, qui faisait effort pour la relever. Dieu vous punira !... Honorine ! Mais empêchez-la donc, la malheureuse ! Elle va tuer maman. Honorine !
À bout de souffle, elle se renversa sur sa chaise, avec des mouvements secoués d’épileptique, sanglotant des bouts de phrases sans suite :
– ...Épouvantable... Mon frère nous déshonore... Dieu est juste !... Maman ne peut rien... Il est trop tard... Bu le calice jusqu’à la lie... Abreuvées d’iniquités... Homme sans foi... Maman a du cœur... Moi, j’ai du cœur... Mon frère n’a pas de cœur... Seigneur, que votre sainte volonté soit faite !... Jésus ! Famille déshonorée... en mourrons !
Elle se remit droite dans un coup de colère :
– N’est-ce pas que tu en as assez, maman, et que tu ne veux plus qu’on t’ennuie avec ces affaires ? Si François doit de l’argent partout, à monsieur Varon-Bey et aux autres, qu’est-ce que maman y peut ?
– Oui ! qu’elle s’en aille !... Peux rien !
– Seulement prêter !... prêter !... maman Tine ! Papa vous le rendra...
– Oui ! fit la maréchale, avec mon argent, quand serai morte !
– En voilà assez ! Pourquoi ne va-t-elle pas trouver monsieur Varon-Bey, puisqu’il l’adore ?... N’est-ce pas, maman ?
– Oui, Mathilde a raison... Monsieur Varon-Bey est riche... Peut rien te refuser... Va-t’en ! Va !
Sur un signe de la maréchale, Honorine saisit Chantal aux épaules et la poussa dehors, tandis que la marquise larmoyait :
– Hors d’ici, petite malheureuse !... Va dire à ceux qui t’ont envoyée que je suis là... qu’on me tuera avant de tuer maman...
Et, joignant les mains, elle priait :
– Doux cœur de Jésus, soyez mon amour, doux cœur de Marie, soyez mon salut !...
– Vous le regretterez ! dit Chantal, les yeux séchés subitement.
Elle descendit. Ses dents claquaient : une suée froide lui plaquait les cheveux sur le front, et le cœur lui sautait jusqu’à la gorge. Dans la galerie, elle trouva Miss encore en train de renouer coquettement son voile bleu devant une glace : et sans un mot elle l’entraîna. Puis, allant au suisse, qui, sur le pas de sa loge, répondait à des garçons de banques en bicorne, elle l’avertit que le duc était absent pour deux jours.
– Qu’on revienne lundi à la même heure ! fit-elle, retenant à grand-peine ses larmes.
Elle sortit vite et monta dans un fiacre qui passait.
– Rue de Babylone, 104 ! dit-elle au cocher... Allons ! Miss, dépêchez-vous !
– Mais, miss Chantal, ce n’été donc pas à Passy... ?
– Non, ma bonne Miss... Asseyez-vous ! Bon ! Fermez cette portière !... Là ! Est-ce que vous avez déjà peur ?... C’est pour le bien, je vous promets !
Elle avait rabattu son voile, ayant la honte de ses yeux rougis ; et, laissant l’Anglaise discourir sur une foule de dangers imaginaires, elle pensait, le menton dans sa main.
Comment n’était-elle pas morte, tout à l’heure, morte de dégoût, morte de rage ? Mais non, bien au contraire, cette colère, qui bouillait dans ses veines, décuplait ses forces et endormait ses pudeurs. Quelle revanche, si elle ramenait son père, le sauvait, malgré lui, malgré cette mère et cette sœur sans entrailles, malgré cette conspiration de haines, qu’elle entredevinait acharnées à sa perte ! Oui ! oui ! il était vivant, puisqu’elle ne pleurait plus. Il y a de certains deuils qui abîment le cœur en poudre ; et le sien, elle le sentait entier.
Et pourtant, à chaque tour de roue, un peu de sa crânerie s’en va. Ah ! c’est mal, ce qu’elle fait. Mais, bah ! en toutes choses c’est le but seul qui importe. Et Miss a beau dire, rouler ses gros yeux de chat sous ses besicles, et remuer son petit nez de lapin, Miss a beau rabaisser son voile bleu d’un geste pudique, et à tout hasard brandir son parapluie contre des fantômes de périls, Chantal sent qu’elle est fille avant d’être jeune fille.
...Le fiacre s’arrêta :
– Venez, s’il vous plaît, Miss ?
Elle sauta de voiture, la première, et avisant une femme qui balayait sous le porche :
– Monsieur de Chalain ? dit-elle.
– Au quatrième, la porte à gauche !
Déjà elle montait l’escalier. Car elle le savait bien que c’était au quatrième ; et ce n’était pas pour l’apprendre qu’elle l’avait demandé. L’institutrice suivait, dévidant toujours sa harangue sur « les dangers que court une jeune miss en... en... ». Et à chaque étage il fallait batailler contre le nez, batailler contre les besicles, batailler contre le parapluie.
– Aôh ! miss Chantal, miss Chantal ! Quand médème lé diouchesse...
Et c’était si shocking, ce qu’elle faisait là, miss Chantal, si shocking, que le voile bleu, lui-même, en rougissait.
En haut elle tira la sonnette. Ce fut un dragon, en tablier jusque-là, qui ouvrit.
– Monsieur de Chalain ? Est-ce que je pourrais le voir ?
– Pour sûr oui, mademoiselle !... Pour sûr, non ! que je veux dire... Il dort, mon lieutenant.
Et le dragon enfila une histoire d’un style cocasse de caserne : son officier s’était battu au sabre le matin, pour ceci ou pour cela qu’il ne pouvait pas dire, par la raison qu’il l’ignorait. Mais dame ! ce qu’il savait bien, c’est qu’il était revenu blessé. Oh ! une graffignure, rien qu’une graffignure !
– Le général n’est pas venu, par hasard ? eut-elle encore la force de demander.
– Non, mademoiselle.
Le fiacre repartit, et, quelques minutes après, il stoppait, rue Barbet-de-Jouy, devant un coquet petit hôtel dont les grilles fermées découpaient seulement un toit à l’italienne.
– Miss, dit Chantal, sans descendre, est-ce que vous voudriez bien voir si la baronne... ? – Elle s’arrêta : ce nom, en vérité, lui déchirait la langue. – Puis, reprenant : – Vous voulez bien... voir si la baronne est chez elle ?... La baronne Simier ?... Vous voulez bien ?... Ma bonne Miss, je vous aime !... Il n’y a pas de danger ! ajouta-t-elle avec une espèce de sourire.
Le voile bleu ne rougit point, cette fois : il se redressa crânement comme une crête, et ce fut d’une allure très convenable qu’il s’achemina vers la grille.
– Madame la baronne est souffrante ! répondit le concierge, un bel homme, ancien suisse d’église, dont la prestance fit reculer d’effroi l’institutrice. – Si c’est pour des secours, revenez dans la soirée !
La grille se referma avec un bruit sec de capsule, et Chantal, qui avait entendu, frissonna. Certes, cela lui eût bien coûté de s’abaisser devant cette femme, de lui redemander son père à genoux : mais c’était un dernier espoir. Et cet espoir lui-même s’envolait en fumée.
– Allons prévenir le général Salmon, puis bon papa ! pensa-t-elle. Et, après, il faudra bien dire à ma chérie...
Le fiacre s’ébranlait, trottinant sous lui, cahin-caha. Alors, pendant que Miss s’endormait à cette allure de berceuse, Chantal fit en son cœur cette prière :
– Ô mon Dieu, qui m’avez toujours exaucée dans mes joies, exaucez-moi aujourd’hui dans mes larmes. Il est au monde deux vies, plus chères mille fois que la mienne : Seigneur, épargnez-les toutes deux ! Conservez mon père à ma mère, et à sa mère, à lui, cet autre que vous savez bien. Et si votre justice demande une victime, s’il vous plaît, mon Dieu, prenez-moi !